jeudi 1 avril 2010

Bêtise conspirationniste

Conspirationnisme, plagiat et bêtise


Un lecteur portugais m’a récemment signalé que l’un de mes articles, Typologie des sociétés secrètes, publié dans L’originel n°2 en 1995, repris partiellement dans mon ouvrage La Franc-maçonnerie comme voie d’éveil, publié chez Editinter et Rafael de Surtis, avait été intégré mot pour mot dans un livre douteux, disponible seulement sur la toile, consacré au marronnier des « sociétés secrètes qui mènent le monde ».
Le plagiaire, Romy Nolan, dans un e-book gratuit, nécessairement antidaté, intitulé Les grandes conspirations de notre temps, a en effet repris la totalité de l’article de L’Originel, sans guillemets et sans en indiquer la source. Nous ne sommes ni dans le cas courant de la citation non indiquée, ni dans le cas de l’erreur fortuite, mais bien dans celui d’un plagiat caractérisé.
Ce n’est certes pas la première fois que cet article est publié sans autorisation sur le web. Jusqu’alors, il fut toujours repris, avec plus ou moins de pertinence, en indiquant l’origine et l’auteur de l’article. Mais, cette fois, il s’agit d’une pure et mesquine appropriation et surtout d’un détournement de sens.
L’enjeu est en effet bien moins la question des droits d’auteur que celle du sens, ou plutôt du contre-sens, induit tant par l’orientation de Romy Nolan que par les lieux de publication de l’e-book concerné, de ses supports, voire de ses suppôts. Les droits d’auteur ne sont d’ailleurs qu’une préoccupation relativement récente. C’est Gustave Flaubert qui s’est employé à la reconnaissance de ses droits. En Orient, il fut longtemps admis qu’un auteur puisse reprendre la totalité d’un texte pour le prolonger, le compléter, le bonifier. Le plagiat intellectuel, voire « psychique » dit Camille Laurens, fait partie de la vie et de la dynamique créatrice des idées et de la littérature. David Shields, auteur d’un livre dérangeant, Reality hunger, dessine les contours d’une nouvelle littérature capable d’autoengendrement. « Le génie emprunte noblement » dit-il.
Avec le texte de Romy Nolan, pseudonyme probable d’une personne ou d’un groupuscule, point de prolongement, point de développement, point d’enrichissement, point de génie, loin s’en faut. Juste une plongée dans la médiocrité. Le texte de Nolan appartient en effet à la « littérature », Gurdjieff parlerait de « merdicité », dite conspirationniste. Il est construit par amalgame d’informations, justes ou erronées, glanées ici et là, de raccourcis et d’opinions infondées. Il n’est pas impossible d’ailleurs que d’autres parties de l’ouvrage de Nolan soient également le fruit d’un plagiat.
Le thème, récurrent, que ne néglige pas la grande presse quand il s’agit de faire remonter les ventes, est connu depuis des décennies : des sociétés secrètes au service d’une caste politico-financière apatride conduit les destinées du monde. L’ouvrage de Romy Nolan est notamment disponible sur des sites conspirationnistes divers. Nombre de ces sites juxtaposent, sciemment pour la plupart, des livres plus ou moins intéressants portant sur la tradition avec des textes d’auteurs résolument antisémites, ou, par exemple, des écrits du mouvement Sodalitium (mouvement catholique intégriste, qui dénonce le complot judéo-maçonnico-sataniste, auprès de qui Mgr Lefèvre passait pour un progressiste,) et, pire encore, des textes d’Adolf Hitler.
Le conspirationnisme, de plus en plus présent sur la toile, est une nourriture destinée de préférence aux antisémites, antimaçons, racistes et extrémistes les plus divers, sans parler de certains ufologistes délirants. Ce courant se renouvèle régulièrement et resurgit dans les périodes d’incertitude Ces dernières années une absurdité de plus est venue pimenter le montage nauséabond, celui des « reptiliens » sur lequel il est inutile de s’étendre. Voyez les ouvrages très populaires outre-Atlantique de David Icke.
Au cœur du « complot » se trouverait les « Supérieurs Inconnus », ou les « 72 » ou encore les « illuminati ». L’ignorance et la peur constituent la matière des thèses conspirationnistes. L’immaturité structure cette matière en sombre rancœur. La Franc-maçonnerie s’est laissé d’ailleurs fasciner également par le mythe des « Supérieurs Inconnus », dès le milieu du XIXème siècle, alimentant ainsi elle-même les thèses de ses adversaires. Chacun sait aujourd’hui, ou peut aisément savoir, que l’expression « Supérieur Inconnu », grade martiniste bien connu, symbolise le Soi auquel l’ego doit laisser toute la place, ou l’être engagé dans le chemin de l’individuation qui conduit à la réalisation du Soi.
Si les thèses conspirationnistes sont reconnues pour ce qu’elles sont, une logorrhée misérable, par le plus grand nombre, elles peuvent se révéler toxiques pour les plus fragiles. Une certaine vigilance s’impose pour éviter leur banalisation. L’institut de recherche Political Research Associates a publié en juin 2009 un rapport très complet sur la résurgence et le développement outre-Atlantique des théories du complot et de l’antisémitisme. Ces théories ne sont pas étrangères à l’Europe et à la France, songeons à Thierry Messyan et au Réseau Voltaire qui s’en sont fait l’écho. Le rapport Toxic to democracy est disponible sur le site internet www.publiceye.org

Les ridicules délires des conspirationnistes, d’un conformisme navrant et vulgaire, servent ce qu’ils croient combattre, la tendance naturelle des êtres humains à se coaguler autour d’intérêts communs particuliers contre l’intérêt public et général. Par contagion, ils peuvent jeter le doute sur tous les légitimes combats libertaires, dont celui de l’initiation, libertaire par essence.


Rémi Boyer